Par Linda Gandolfi

Extrait de Dieux de l’Olympe et enfants d’aujourd’hui

La manière de considérer les enfants a beaucoup évolué au cours de l’histoire. L’enfance a longtemps été assimilée à une période obscure peu intéressante dans la vie du sujet et l’éducation a pu s’apparenter, même récemment encore, à un dressage. Le comportement des mères à l’égard de leur progéniture dans l’histoire, n’a pas toujours été cet élan d’amour que l’on imagine.Les nombreuses couches subies, la forte mortalité infantile, le placement en nourrice, notamment dans les familles aisées ou, à l’inverse, les difficultés dues à la pauvreté, n’ont pas facilité les relations parentales. Avec l’amélioration des conditions de vie, la relation parents/enfants a évolué vers une plus grande place accordée aux enfants et vers plus de proximité entre les parents et les enfants, ce qui ne simplifie pas forcément ces relations.

Par ailleurs, le questionnement philosophique de plus en plus resserré sur l’origine de l’homme et la place accordée à l’enfance par la psychanalyse ou les neurosciences ont apporté une vision différente de cette période. L’enfance est apparue progressivement comme un moment privilégié à protéger. Les sciences humaines ont notamment insisté sur le fait que l’enfance était un moment crucial de la vie de l’individu renfermant à la fois toute la potentialité de l’homme en devenir et aussi toutes ses difficultés.

La conscience de l’impact de l’éducation sur l’évolution de l’homme n’est certes plus à démontrer et depuis l’Émile de Rousseau, les traités sur l’éducation s’en sont fait l’écho. À ce jour,rares sont les magazines féminins qui n’ont pas leur rubrique « psy » sur l’éducation des enfants, sans oublier les émissions de radio à la suite de Françoise Dolto ou les émissions de téléréalité telles que Super Nanny.

Malgré cette profusion d’information et cet intérêt grandissant, les problèmes rencontrés par les enfants persistent voire augmentent. Les événements dramatiques qui ont touché la France depuis l’attentat de Charlie Hebdo ont mis l’accent sur ces enfants de familles honorables, pour la plupart scolarisés normalement, entourés par des amis, des ados tout à fait comme les autres, qui se détournent brutalement de leurs attaches pour aller donner leur vie en sacrifice pour une cause et pour un Dieu ignoré trois mois plus tôt. Que se passe-t-il chez ces enfants pour être ainsi retournés par un discours certes bien rodé, mais qui n’a en soi rien d’attrayant. Comment se fait-il qu’une jeune fille libre, évoluant dans un milieu permissif, accepte du jour au lendemain de porter des robes longues et de se voiler la face ?

À quoi correspond cette mascarade d’un autre monde ? Cet exemple est certes extrême et ne touche qu’une infime partie des jeunes d’aujourd’hui, mais il révèle l’ampleur du malaise de la jeunesse. On ne peut non plus ignorer les adolescents de plus en plus nombreux qui s’alcoolisent, prennent des drogues, deviennent addictifs aux images ou encore se trouvent en rupture sociale alors que rien de visible (apparemment) dans l’éducation ne vient expliquer ce comportement. La plupart du temps les difficultés apparaissent plus tôt et se manifestent par une série de symptômes que le monde médical se contente d’enserrer dans une terminologie savante, mais peu efficace (hyperactivité, dysfonctionnement, incompatibilité scolaire). La vraie question consiste à se demander : qu’est-ce qui ne fonctionne plus dans la structure familiale ? D’où vient ce malaise qui touche des individus au sortir de l’enfance et qui ne semblent plus être préparés correctement à la vie adulte ?

On doit aux parents une réponse claire, aussi douloureuse soit-elle : ces enfants ne sont pas construits. Ils ont pour la plupart été choyés, ont été aimés — là n’est pas la question —, mais force nous est de constater qu’ils n’ont pas réussi à construire un Moi solide, une intériorité suffisamment forte pour leur permettre de discerner la ruse d’un enrôlement crapuleux, le danger d’une drogue dite douce ou encore l’attraction maladive d’un écran. Un enfant qui a intégré étape par étape les différentes phases de la réalité ne se laisse pas détourner de son monde, car ce monde lui correspond. Pourquoi certains enfants que nous aimons et chérissons ne se construisent-ils pas ? Pourquoi, arrivés aux portes de l’âge adulte tant attendu, ces enfants, élevés souvent dans les mêmes conditions que leurs frères et soeurs qui se débrouillent fort bien, ne sont-ils pas capables de prendre en main leur vie ? Telle est la question à laquelle nous devons impérativement répondre en premier lieu, pour leur venir en aide. Ce qui leur arrive puise ses origines dans la petite enfance et nous avons aujourd’hui les moyens d’aller plus loin dans la compréhension de ce qui se joue dans ces premières années si importantes.

Nous pensons en effet que les enfants sont le meilleur miroir des carences des adultes et que le temps est venu d’oser interpréter ce langage muet qui à ce jour se heurte à notre incompréhension. Le mot « carence » est sans doute un peu fort, mais il s’agit ici de manifestations de difficultés inconscientes qui échappent à notre bonne volonté. En effet, comprendre l’enfance et la construction de l’être dans les premières années de la vie est la meilleure façon de construire l’avenir.

L’homme n’est pas fini. Comme les enfants au moment de la naissance, il est prématuré et il doit trouver seul le chemin de l’existence. C’est le prix de sa liberté. C’est sans doute un prix cher payé, mais qui nous incite à réfléchir sur notre monde et sur nous-même. Si la société consumériste a pu nous faire croire un moment que le bonheur provenait de nos biens matériels et que l’on pouvait faire l’impasse de la réflexion, force nous est de constater que c’est un leurre. La vie est avant tout un questionnement et une quête permanente de sens. Or, l’enfance est le lieu de questionnement le plus extraordinaire. Il suffit de passer cinq minutes avec un petit enfant pour se rendre compte que l’on n’a pas en face de soi un animal que l’on va pouvoir dresser.

Sa présence est, à elle seule, une question métaphysique. Une question sur le qui-suis-je, sur le pourquoi du monde et des choses, bref sur le sens. Par ailleurs et chacun a pu en faire l’expérience, rien n’est plus questionnant qu’un enfant qui refuse de prendre ses biberons alors que son estomac est parfaitement constitué ; rien n’est plus déstabilisant qu’un enfant qui dort mal alors qu’il semble parfaitement épanoui ; rien n’est plus stupéfiant qu’un enfant qui se met en colère à tout bout de champ alors que rien ne justifie un tel comportement. L’éducation ne va pas de soi et le questionnement commence dès les premiers instants. Ce sont effectivement ces petites manifestations quelquefois anodines qui vont nous intéresser au plus haut point.

Elles sont un langage qui s’adresse aux parents et qu’il nous faut aujourd’hui traduire si nous voulons mettre en place les repères d’une éducation moderne qui prend en compte l’évolution de l’homme, et ce dès le plus jeune âge.

Nous sommes en effet au coeur d’une grande mutation comme l’histoire en produit quelquefois. Le monde a changé. Les parents ont changé. Les enfants ne sont plus les mêmes, car ce monde de plus en plus chaotique qui exige une construction psychique à toute épreuve a sur eux un impact fort. La mutation qui s’annonce va forcément peser sur l’avenir de ces enfants. Ils sont d’ores et déjà les héritiers d’une situation économique et sociale difficile et ils vont devoir gérer ce que les générations précédentes n’ont pas su envisager, à savoir la pérennisation de l’avenir, de leur avenir. Cela implique de faire naître dans les consciences de ces jeunes têtes cette responsabilité qui a tant fait défaut lors de cette période prospère au cours de laquelle l’égoïsme et l’individualisme forcenés ont dominé les relations.

Comment les aider à grandir le mieux possible dans ce monde en pleine mutation ? Comment aller plus loin dans la compréhension de ce qu’ils veulent nous faire comprendre au travers du regard innocent et plein d’attentes qu’ils posent sur ce monde si compliqué ? C’est l’objet de ce petit livre qui vient témoigner de notre expérience, celle des Enfants de Chiron, un groupe de professionnels venus de tous horizons avec en point commun outre leur intérêt pour les enfants, leur questionnement aussi bien psychique que spirituel sur l’évolution de l’homme.

La situation actuelle nous montre en effet qu’il faut aller plus loin dans le questionnement sur l’éducation et de fait le questionnement sur l’homme. Les parents ne peuvent plus se contenter d’aimer les enfants, de s’en occuper du mieux possible et de les regarder déployer leur personnalité. Face à la déconstruction des repères qui s’est fortement accélérée ces dernières décennies, le rôle des parents doit être réfléchi et repositionné différemment en fonction de l’évolution en marche. Les questions qui se posent dans l’éducation des enfants sont autant de facettes qui nous font miroiter cette évolution à l’oeuvre au quotidien.

Les personnalités des enfants quelquefois si différentes au sein d’une même famille, leurs réactions surprenantes, leur calme autant que leur agitation, leur adhésion spontanée ou leur refus de s’impliquer dans le monde, leur engouement ou leur passivité, leur émotivité ou leur lymphatisme, leurs larmes, leurs rires, leurs cris, leurs questions dérangeantes, leur désobéissance, leur entêtement et tout ce qui agace, étonne et ravi à la fois…, tout cela renvoie à l’enfance oubliée des parents, à la construction toujours inachevée des adultes. On ne souligne pas assez à quel point, face à l’énigme que représente l’enfant, l’attitude de l’adulte est téléguidée par son propre vécu d’enfant et par tout ce qui a été refoulé en lui. Chaque incompréhension renvoie à l’enfance de l’adulte qui y est confronté et devient de ce fait porteuse d’une prise de conscience. Comprendre ce langage ! Tel est aujourd’hui le devoir de tous ceux qui sont responsables des enfants : les parents bien sûr, les premiers concernés, mais aussi tous ceux qui gravitent autour des enfants et qui doivent amener les parents vers cette ouverture.

Le principal obstacle à cette compréhension vient de ce que les recherches sur l’inconscient ont été réalisées dans le cadre médical et donc hors du contexte philosophique ou même psychologique. Freud est avant tout un scientifique et il a fait la démonstration de cette construction à partir des écueils névrotiques.

La méthodologie médicale classique consiste en effet à partir de la maladie pour comprendre, a contrario, le fonctionnement sain. Ainsi, l’approche de toute difficulté dans cette construction a d’emblée été considérée comme pathologique alors qu’elle relève, la plupart du temps, de la sphère éducative et qu’elle requiert avant tout de la part des parents, la compréhension des enjeux relationnels inconscients que l’enfant renvoie en miroir. Le questionnement relève autant de la sphère psychique que de la sphère métaphysique.

Plus grave est le fait que l’inconscient et même la vision symbolique sont aujourd’hui entachés de ces difficultés. Le mot même d’inconscient est rivé à la psychanalyse qui est, avant toute chose aux yeux de la plupart des gens, une thérapeutique pour personnes dépressives ou atteintes de maladies mentales.
Or, l’inconscient n’est ni une maladie et encore moins le lieu de tous les refoulements. Il est davantage un lieu d’interface entre une construction subjective d’un sujet qui est aussi bien lié à l’histoire familiale qu’à l’histoire de l’univers. Et c’est dans ce face à face en miroir que se joue une part importante de l’évolution du sujet aujourd’hui accessible grâce à notre connaissance des étapes de l’évolution ainsi qu’à la possibilité de comprendre le soubassement de l’être par les mythes.

Le secret des mythes

L’homme est avant tout un être séparé, arraché aux entrailles de sa mère alors qu’il n’est qu’un prématuré. C’est la conscience de cette séparation et l’acceptation d’être dans ce « hors de » qui font de lui une personne. L’accès à la conscience de soi et du monde est possible grâce à une intériorité psychique qui lui permet de ré-fléchir ce monde. Or, si le nouveau-né arrive avec un potentiel physiologique performant, il doit absolument construire ce pont psychique entre lui et le monde. Ce pont constitué d’affects, de sentiments, de mots, d’émotions, de ressentis subtils, permettra de faire éclore cette lumière intérieure qu’est la conscience. L’accès à ces premiers mois enfouis dans les tréfonds de la mémoire a longtemps été réservé aux philosophes.

Elle s’ouvre aujourd’hui à un plus large public grâce notamment à la voie mythologique qui donne accès à l’inconscient. L’apport mythologique est en effet la petite pierre que nous souhaitons ajouter à l’édifice de cette recherche sur la compréhension de l’enfant. La préhistoire de l’homme, qui, comme son nom l’indique, est ce temps qui précède l’histoire, renvoie implicitement à ces temps mythiques et mythologiques immortalisés par les Grecs. Cet écho de la vie qui se trame en sourdine, les Grecs l’ont saisi au moment où jaillissaient les institutions qui allaient conduire le sujet à s’émanciper de la religion. Les dieux étaient alors très présents dans la vie quotidienne et chaque geste semblait être téléguidé par ces puissances supérieures comme en témoignent les grands récits mythiques. Les Grecs nous ont ainsi légué le témoignage de ces mythes qu’ils détenaient eux-mêmes des civilisations qui les ont précédés afin que les mystères de la création ne se perdent pas dans ce moment que Jean-Pierre Vernant appelle le passage du « mythe à la raison », moment crucial, moment fondateur de l’Occident qui va donner la priorité au verbe et à la ratio.

La mythologie nous révèle, par conséquent, cette préhistoire de l’homme en ce temps où les grandes divinités encore toutes proches lui donnaient les impulsions de son émancipation et de sa croissance.

Cette lente émergence de l’homme qui s’érige de l’emprise mythico-religieuse rendue effective par un fonctionnement démocratique des institutions ne va pas faire disparaître la vie des dieux, mais celle-ci va prendre une tout autre place dans l’existence de chacun.

Au cours de la Grèce classique (Ve siècle av. J.-C.), le mythe se rigidifie et s’exporte sur la scène du théâtre antique par l’entremise d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide pour ne citer que les plus célèbres. Le destin d’OEdipe est à jamais figé par Sophocle
jusqu’à ce que Freud lui redonne vie en nous révélant la place qu’il tient dans les soubassements de notre existence. En effet, le monde mythique, ce moment au cours duquel l’être naissant se déplace dans les limbes immortels fondateurs de notre
conscience, ne disparaît pas. Il vient habiter les profondeurs de l’être à partir desquelles il manoeuvre en silence le destin de chacun dans une logique imparable. « Connaître les mythes, c’est apprendre le secret de l’origine des choses », écrit Mircea Eliade.
Ce monde de l’Olympe et des héros nous donne donc un accès direct à l’universalité des principes qui animent l’homme de l’intérieur.

Il se présente comme une vaste toile relationnelle qui nous montre les enjeux à l’oeuvre au moment où l’existence se met en place et qui est réactualisée pour les adultes par leurs propres enfants.

Comme les cailloux du Petit Poucet jetés à la hâte sur le chemin de l’existence, les mythes sont les traces lumineuses éparpillées dans un fatras de textes incomplets et énigmatiques. Ils sont le chaînon manquant qui donne au symbole son unité perdue. La trame mythique relationnelle sur laquelle reposent les fondations de la psyché est révélée.

Ce matériel, rendu accessible dans un premier temps par les philosophes de l’ontologie, permet de saisir les enjeux de la relation parents/enfants au moment même où elle se met en place. Les parents ont désormais accès à leur propre inconscient que l’enfant manifeste clairement. C’est donc sans surprise que Freud, dans son exploration de l’inconscient, y a découvert les processus mythiques qui étayent la construction de l’être. Les mythes racontent tous la même histoire. Ils parlent de cette séparation, de cette première césure qui fait de l’homme un être conscient et de la nécessité d’orchestrer cette dispersion pulsionnelle. Le procès mythologique5 donne à voir un morceau du puzzle qui se dessine au fur et à mesure que l’enfant franchit les étapes de l’existence.

En effet, si la psyché est une construction, elle reste un système ouvert sur le monde, jamais fini, jamais achevé, toujours en évolution. Ainsi, au lieu de considérer que tout homme se promène avec son lot de névroses, ne vaut-il pas mieux renverser l’hypothèse et considérer qu’il est dans une construction ouverte en quête de conscience, de connaissance de soi et de liberté ?

La possibilité d’accéder à cette connaissance sensible de l’enfant éclaire d’un jour nouveau la relation parents/enfants. Elle ouvre un champ de recherche qui concerne non seulement l’enfant, mais aussi les parents en quête de connaissance d’eux-mêmes.

L’enjeu de l’avenir est de remettre l’humain au centre de la réflexion aussi bien psychique que métaphysique. Cela passe par la compréhension du socle de l’enfance dans lequel tout sujet s’enracine et qui renvoie à l’origine et aux fondements de l’homme.

Ce changement de regard bouleverse la manière d’aborder l’éducation qui devient alors à la fois un enjeu pour le futur et une clé de la compréhension de l’homme. Le dévoilement du contenu de l’inconscient et la possibilité d’investir le soubassement psychique d’une manière qui n’a rien de pathologique changent la donne de l’éducation et permettent de supposer qu’une mutation couve. Freud et les premiers psychanalystes l’avaient bien compris. La fille de Freud, Anna Freud, a notamment montré tout le parti que l’on pouvait tirer d’une compréhension des étapes de l’enfance. C’est néanmoins l’aspect thérapeutique qui a dominé la psychanalyse notamment avec l’influence de Melanie Klein.

L’objectif de Dieux de l’Olympe et enfants d’aujourd’hui est de retranscrire de manière pragmatique notre approche des problèmes plus ou moins graves que pose l’éducation des enfants tout en essayant de ne pas encombrer notre discours de trop de jargon théorique. Les mythes sont suffisamment imagés pour nous permettre d’éclairer ces premières années de l’enfant. Notre souci est de rester le plus proche possible d’une réalité quotidienne et de mettre en évidence ce langage secret des enfants qui contient tant de vérité.
Nous nous adressons en priorité aux parents, car nous estimons qu’ils sont les seuls à posséder les clés permettant de traduire le langage symbolique de leurs enfants.

Enfin, pour ne pas alourdir le récit, nous avons choisi d’intégrer les mythes au fil des étapes de l’évolution de l’enfant comme des morceaux de puzzle qui surgissent du passé pour éclairer et redonner sa cohérence à une situation présente trouée et énigmatique. Ces dieux et déesses véritablement immortels sont là, aux aguets, prêts à ressurgir pour nous montrer ce qui se joue en sourdine et dont nous ne percevons plus qu’un lointain écho.